Après treize années à Médecins sans frontières au Luxembourg, la Dr Engy Ali en est devenue la présidente le 18 juin dernier. Forte de son expérience, la médecin constate une détérioration des conditions sur le terrain.
Coordinatrice médicale, coordinatrice de terrain, épidémiologiste, chargée de recherche opérationnelle, membre du conseil d’administration : la Dr Engy Ali a occupé de nombreuses casquettes dans la section luxembourgeoise de Médecins sans frontières (MSF). Depuis le 18 juin, elle porte officiellement celle de présidente. Un mandat d’ores et déjà marqué par la hausse récente des conflits internationaux et une situation de plus en plus compliquée pour les médecins déployés dans les zones de guerre. Sous sa présidence, les objectifs resteront d’encourager la participation aux collectes de fonds, de sensibiliser et de réaliser des études de recherche opérationnelle, la spécialité de la section du Grand-Duché.
Vous avez intégré MSF afin, notamment, de faire de la recherche opérationnelle. De quoi s’agit-il?
Dr Engy Ali : C’est l’art et la science de poser des questions sur ce qui marche bien ou pas. Par exemple, avec un modèle de soins : est-ce que le modèle fonctionne? Est-ce qu’il apporte des bénéfices pour la population? Quel est l’accès des soins dans ce village? Ce sont toutes les questions que l’on se pose en tant que professionnels de la santé, mais nous n’avons pas le temps d’aller dans les détails pour trouver et analyser les données. C’est notre spécialité au Luxembourg avec notre unité LuxOR.
Parfois, on utilise aussi la recherche opérationnelle pour recueillir des témoignages. Par exemple, dans un groupe de personnes déplacées qui sont en détention en Grèce, avec des conditions de vie très difficiles. Avec la recherche opérationnelle, nous pouvons constater l’impact néfaste des mécanismes de protection des frontières de l’UE, qui ont causé des troubles considérables sur leur santé mentale. Ou alors, c’est de comprendre pourquoi une solution appliquée en Afrique subsaharienne contre la malnutrition ne marche pas au Bangladesh.
Dans chaque recherche opérationnelle, il y a aussi un protocole de recherche et une publication dans un journal scientifique.
Vous avez aussi été coordinatrice de terrain. Quel est votre souvenir le plus marquant?
Je dirais un souvenir de joie aux Philippines après le typhon Haiyan en 2013. J’avais été choquée par la destruction mais aussi par la résilience des habitants. Nous étions les premiers à arriver sur ces petites îles où ils n’avaient plus de toit, où il pleuvait depuis trois jours, mais eux étaient souriants. Ils disaient : « Ce n’est pas la première fois, peut-être que cette fois, c’était plus difficile, mais on va reconstruire, on va nettoyer« . Je n’ai jamais vu un tel niveau de résilience depuis.
C’est ce genre de choses qui motive pour votre engagement?
Depuis que je suis petite, j’ai toujours été vraiment motivée pour travailler avec Médecins sans frontières. Si j’ai opté pour faire de la médecine, c’était pour travailler pour Médecins sans frontières. C’est parce que vers mes six ans, il y a eu une famine en Somalie et c’était sur toutes les télévisions. Et j’entendais que Médecins sans frontières était sur le terrain, que Médecins sans frontières dénonçait, que Médecins sans frontières prenait en charge, etc. J’ai été touchée par cette aide à la population. En tant qu’enfant, ça nous touche de voir un autre enfant avec des problèmes de malnutrition. Donc, je me suis dit : « Un jour, je travaillerai pour Médecins sans frontières« .
On ne prend pas position, mais on souligne les problèmes
Comment réagissez-vous dans un conflit quand des civils meurent, quand des médecins sont visés?
Nous sommes neutres, mais c’est dans notre ADN de témoigner. L’origine de Médecins sans frontières vient de la famine au Biafra, au Nigeria, dans les années 1970, quand des médecins ont dit qu’ils n’allaient pas adopter « la culture du silence« comme la Croix-Rouge. Ils ont dit ce qu’il se passait sur le terrain. Sinon, oui, c’est difficile de rester neutre. C’est important de témoigner, on ne peut pas fermer les yeux. On ne prend pas position, mais on souligne les problèmes et dans le cas de la guerre à Gaza, nous appelons aussi à un cessez-le-feu immédiat et durable. En tant qu’organisation humanitaire, nous restons concentrés sur les résultats humanitaires et médicaux. C’est l’origine de l’action humanitaire. Et on s’occupe des deux côtés, car un blessé est d’abord un blessé, peu importe son camp.
À Gaza, par exemple, y a-t-il de la peur chez les médecins?
Personne ne se sent protégé à Gaza, il n’y a aucune zone sûre. C’est la peur de toute population, car même les zones humanitaires sont attaquées. Mais je pense que c’est la mission du personnel médical et humanitaire de rester jusqu’à la fin pour apporter son aide à la population. Dans ces contextes, il s’agit de la solidarité entre médecins afin de rester sur le terrain.
Le contexte humanitaire a-t-il évolué depuis vos débuts?
Oui, car le nombre de conflits armés dans le monde a vraiment augmenté – jusqu’à 56 cette année, le chiffre le plus élevé depuis la Seconde Guerre mondiale. Ces conflits sont de plus en plus internationalisés, avec 92 pays impliqués dans des affrontements au-delà de leurs frontières. C’est donc un défi pour l’aide humanitaire, car il y a une augmentation des besoins et de la complexité de la mise en œuvre de notre mission.
Maintenant, les organisations humanitaires et les infrastructures médicales sont de plus en plus ciblées dans les conflits. Il n’y a plus de respect pour le droit international humanitaire. À la fin du mois de juin, sur les 36 hôpitaux de la bande de Gaza, 19 étaient hors service et 32 étaient endommagés.
C’est vraiment un changement de tendance que l’on n’avait pas vu dans la dernière décennie. Chaque semaine, il y a deux ou trois nouvelles sur une attaque menée contre un convoi ou dans un établissement de santé. En 2015, le monde avait été choqué par le bombardement de l’un de nos hôpitaux à Kunduz, en Afghanistan, par les États-Unis. C’était choquant à l’époque, mais j’ai l’impression qu’aujourd’hui, cela devient quelque chose de courant et c’est un danger. Il ne faut pas s’habituer. C’est un crime humanitaire.
Comment s’organise MSF afin d’intervenir?
Nous sommes une organisation internationale qui est présente dans plus de 70 pays à travers le monde. Il y a six centres opérationnels en Europe, en Afrique, en Asie. Notre équipe est déployée partout dans le monde. Chez Médecins sans frontières, il y a deux volets d’intervention. Les gens ont parfois l’impression que nous ne sommes là qu’en cas d’urgence humanitaire. Bien sûr, c’est le cœur de Médecins sans frontières, mais une partie d’entre nous travaille aussi pour les crises négligées et les problèmes de santé chronique ou de précarité depuis longtemps, comme la prise en charge du VIH ou de la tuberculose. En République démocratique du Congo, cela fait quarante ans que nous avons des projets par exemple.
Et chez nous, tout le monde n’est pas médecin. Il y a aussi une grande partie de notre personnel dans les finances, l’administration et aussi les logisticiens. Il y a des projets dans lesquels les médecins ne jouent pas le rôle le plus important. Comme lors d’épidémies d’Ebola où les logisticiens s’occupent du lieu, des désinfections, de l’isolement, du triage et de la circulation des patients, etc. Le médecin n’est qu’une partie. Il faut toujours féliciter les logisticiens.
Enfin, plus de 99 % de nos ressources sont d’origine privée. Ce sont des donateurs privés qui contribuent à notre cause, et c’est un avantage, car cela nous permet de garder toujours notre neutralité. Nous ne sommes pas influencés par un État ou une institution supranationale. D’ailleurs, depuis la crise migratoire de 2015, nous n’acceptons plus de financement public de l’Union européenne en raison de sa politique dans ce domaine.
Quelles sont les thématiques sur lesquelles va travailler votre bureau luxembourgeois?
Notre section luxembourgeoise mène un travail de sensibilisation aux questions humanitaires et collecte les fonds nécessaires au financement des interventions. Nous encadrons aussi les volontaires de Médecins sans frontières qui partent sur le terrain et réalisent des études de recherche opérationnelle.
La recherche opérationnelle avec LuxOR permet de faire un état des lieux pour voir comment et où l’on pourrait s’améliorer. Parmi les domaines d’étude, il y a l’impact des crises climatiques. On va utiliser la recherche opérationnelle, car il y a désormais des pays qui subissent le paludisme toute l’année, et plus seulement lors de la saison des pluies. Il y a aussi les changements avec des sécheresses plus longues et une période de malnutrition qui est prolongée. Nos autres sujets phares cette année sont la santé des femmes et la migration. Pour moi, Médecins sans frontières est synonyme d’accès. Accès à la population en détresse, aux soins, aux médicaments, à une vie digne, à la nourriture et à l’eau.
Lors de notre assemblée générale en juin, nous avons aussi eu des discussions sur l’avenir de Médecins sans frontières, notre direction, notre vision, nos stratégies. On discute de sujets comme la crise à Gaza, mais aussi la guerre au Soudan, qui n’a pas attiré l’attention des médias. Donc, comment améliorer cela? Cette guerre a fait des dizaines de milliers de morts et provoqué le déplacement de plus de neuf millions de personnes jusqu’à présent, selon l’ONU. Malheureusement, nos équipes arrivent à saturation.
État civil. Engy Ali (44 ans) détient les nationalités luxembourgeoise et égyptienne. Elle est mariée et mère de deux enfants. Études. Elle obtient son diplôme de médecine en Égypte en 2003, puis se spécialise en 2008 avec un master en soins intensifs à l’université d’Alexandrie, sa ville natale. Un an plus tard, Engy Ali suit un master en santé publique (internationale) à l’université de Leeds, au Royaume-Uni. Depuis 2021, elle poursuit son doctorat (PhD) à l’université Radboud de Nimègue, aux Pays-Bas. Santé. Elle travaille d’abord cinq ans dans une unité pour soins intensifs à Alexandrie, puis dans les soins primaires.
Médecin sans frontières. En janvier 2011, Engy Ali rejoint MSF au Luxembourg où elle occupera, jusqu’en décembre 2021, différents postes médicaux et de coordination, avec un focus sur la recherche opérationnelle. Auteure de plus de 50 publications scientifiques et de chapitres de livres, elle a également travaillé dans des missions humanitaires au Bangladesh, au Kenya, en Haïti, aux Philippines, au Pakistan ou encore en Europe. En mai 2022, elle rejoint le conseil d’administration de MSF Luxembourg, avant d’en être nommée présidente en mai 2024.
Direction de la santé. En janvier 2022, Engy Ali intègre la direction de la Santé au Luxembourg en tant que médecin dans la division de la Médecine curative et de la Qualité en santé. Son travail est focalisé sur la mise en place du modèle de soins intégrés au Luxembourg.